Passage biographique

       Ma famille était parmi les dernières à « rentrer d’Algérie ». Aux rapatriés, on offrit des cadeaux, des vêtements, des choses à manger… mais aussi un gros volume intitulé Histoire générale de l’art, avec une préface d’André Malraux. La page de garde était marquée d'un tampon rouge : « Offert par la France » .  

      Pour celui qui ne savait pas encore lire, c'était un livre d'images. Il était rempli de personnages avec des ailes d’oiseau, des peuples vus de profil, d’autres toujours nus. Un homme a une tête de taureau, quand un autre, décapité, tient sagement sa tête entre ses mains. Des gens, dans les tenues les plus improbables se livrent avec sérieux et passion aux actions les plus étranges.

      Ces étonnements d’enfant se glissent dans mes peintures. Certains artistes étalant la misère de leurs  origines voudraient susciter l'intérêt qui leur serait dû : à d'autres le goût de convertir en reconnaissance obligée le pire de leur vie. Cependant il est difficile de sortir de soi-même, je suis partout dans mes tableaux sans y être lorsque la seule question à se poser est celle de la métamorphose de ce qui a été donné en oeuvre. 

Je touche au style

et mon style a de la touche

       On y est perdu dans un cauchemar mis à distance par une touche assez classique. Je voudrais que tel fragment vu de loin n'offre que des images aimables avant de reconnaître le contraste avec l'inquiétant.

      Cette touche qui me permet de soigner les détails des nuages ou des cailloux sur un tas d'ordures renvoie aux écoles de peinture pour lesquelles j'ai une certaine dilection : la peinture hollandaise, celle du XVIIIe s. et celle de Gustave Courbet, du réalisme en général. Car malgré l'invraisemblance des scènes c'est bien la posture picturale du réalisme qui s'impose dans chaque partie et la posture morale de la conscience historique du réalisme qui se manifeste dans l'ensemble. Ce que peins, de manière personnelle, expressive, c’est très exactement notre monde. 

Quand c’est presque fini

     

      En laissant libre cours à mes “caprices”, dans le souvenir de la joie enfantine de peindre des aberrations autant que dans la filiation ambitieuse des Caprices de Goya, j’arrive sur un terrain plus politique qu’il n’y paraît. “Dans le cadre d’une vie urbaine qui tend à se développer au sein de villes gigantesques, les individus en viennent à sombrer dans ce que Hermann Broch appelait des dispositions à la folie collective”. L’effondrement des cadres qui structuraient la vie collective, en dehors de l’appétit de consommation, a transformé le monde en un espace de dangers multiples et indifférenciés. Les personnages de mes peintures se retrouvent au milieu d’un chaos et y survivent, dans une absence totale d’empathie face aux malheurs du temps. Il y a chez eux, le cuisinier sur son Zodiac, le lion endormi et tous les autres, l’ivresse de parvenir à survivre, d’être le dernier survivant, selon la perspective échafaudée par Elias Canetti dans Masse et puissance

Tentations

     Rien n’est plus peuplé que le désert des Tentations de Saint Antoine où ici encore, un homme seul, l’ermite Antoine dans le désert égyptien, est défié par des créatures hostiles. Le danger doit paraître d’autant plus terrible dans les peintures de Bosch ou de Patinir que le fidèle ou le spectateur sait bien qu’au-delà des gesticulations de ces monstres, apparaît l’Espérance promise par Dieu. Si je devais comparer mes propres scènes avec leurs lointains prédécesseurs, je pourrais y opposer une absence totale de divin. Puisque Dieu n’est plus là, mes héros, au lieu de vivre dans la promesse divine, n’ont plus qu’à se replier sur eux-mêmes. Saint Antoine fut contemporain des derniers temps du paganisme, Bosch des derniers soubresauts du moyen âge et Goya des derniers feux de l’Ancien Régime. On est loin de l’harmonie des êtres au sein de la nature mise en oeuvre dans les oeuvres de la Renaissance italienne, chez Botticelli ou chez Léonard.

       Dans ces périodes de chaos et il faut bien le dire de décadence, au contraire, la question de notre attitude face au monde se pose. Que faire ? Si la photographie arrête le temps, l’image fixe de la peinture (la mienne en tout cas, dans ce que j’espère montrer) peut jouer sur des temps différents : puisque mes peintures s’articulent comme des collages, il y a aussi un collage de temps. Le mouvement d’entropie, de perte d’énergie et de retour vers le chaos de l’ensemble de ces lieux est contredit dans mon travail par l’arrêt des personnages. Ils ne veulent pas occuper ce lieu mais il ne veulent pas non plus partager ce temps. 

L’artiste défiguré

      La possession des biens de la terre est la tentation subie par l’ermite et c’est ce que l’on peut espérer de mieux pour un artiste : une constante épreuve morale ; lorsque l’on fait tout pour se montrer et que l’on se montre pour exister au risque de se perdre.

      La vie matérielle est impérieuse, envahissante ; elle a voulu m’obliger à pactiser avec elle. Jadis, j’aurais dû suivre le conseil de Rainer Maria Rilke dans ses Lettres à un jeune poète : préférer un métier sans aucun rapport avec la poésie pour continuer à “vivre” de la poésie. Ce conseil, je ne l’ai pas suivi, en enseignant pendant trop longtemps les arts plastiques, comme tant d’autres, perdu dans une masse anonyme de demi-savants. Soulagé de pouvoir nourrir mes fils, j’étais cependant miné par l’écart abyssal entre ce qu’attendaient les gens et ce que je crois savoir de l’art. Mais au moment où j’ai eu le sentiment de réussir à faire honnêtement ce métier alimentaire, à force de me montrer sérieux et dévoué, le système, pris d’un coup de folie, m’a rattrapé et j’ai été viré de l’éducation nationale. Ceux qui se sont acharnés sur moi n’avaient sans doute pas lu Kafka mais je ne leur en veux pas puisqu’ils m’ont rendu ce que j’avais perdu : ma liberté. Max Brod, l’ami de Kafka rapporte que ce dernier s’esclaffait dans la lecture à haute voix de ses textes : il y a dans toute existence tragique une dimension comique, lorsque le rire devient une libération. Dans mes tableaux, chacun de mes personnages doit être un peu comme moi : un idiot. On aura déjà tout dit sur les fonctions de la peinture, imiter la réalité extérieure, exprimer le for intérieur de l’artiste ou de son époque, transmettre un dogme… Dans le chaos d’une vie, la mienne, qui rejoint inévitablement celui, à une autre échelle, du monde actuel, j’essaie par le jeu des couleurs de la composition, de la perspective, etc… de mettre un peu d’ordre, un ordre seulement visuel. 

Figure de l’artiste

       Les Lions de Delacroix pouvent être mis en regard avec les “lions” de Balzac, ces dandys de la meilleure eau, de ceux qui, au sein de la prison de la vie bourgeoise n’ont plus qu’à en retourner les usages pour enfin exister. Au moment où ces “lions” prouvent qu’ils maîtrisent les usages, et donc qu’ils font bien partie du meilleur monde, ils savent bafouer ces règles auxquelles ils devraient s’astreindre, s’affichant au-dessus ou pour le moins à côté de ce monde. 

      S’y confond la figure de l’artiste qui doit savoir se mettre à l’abri de la folie et de la fureur du monde pour se replier en lui-même. Le dédain semble être constitutif de sa posture alors qu’il n’est que la conséquence inévitable de sa mise à l’écart volontaire. 

Goya, Les Caprices,

1797-1799

Bosch, Tentations de Saint Antoine,

1506